Anastasia pose sa tasse de chocolat sur la table avec une grimace de dégoût. Elle déteste le chocolat. Vous allez donc, et vous avez raison, vous poser deux questions qui tombent sous le sens. Premièrement, pourquoi boit-elle du chocolat si elle n'aime pas ça ? Parce qu'il n'y a plus de café, plus de thé, qu'il est trois heures du matin, que toutes les boutiques sont fermées et qu'elle n'aurait quitté sans pantoufles lapinouille pour rien au monde, encore moins pour aller se les cailler en pyjama dehors. Mais il reste un vieux paquet de Nesquik, et on enchaîne sur la deuxième interrogation : pourquoi a-t-elle du chocolat dans sn placard si elle n'aime pas ça ? Ce à quoi je vous réponds, elle ne le sait même plus depuis le temps qu'il est là, avant qu'elle le sorte, il y avait de la poussière tout autour sauf en-dessous. On peut clairement dire qu'il s'est installé. En cherchant un peu on pourrait trouver sa brosse à dents, au fond du paquet, sûrement dans l'emballage plastique du jouet. Oui, ça c'est dans les céréales. Mais ce Nesquik rôde depuis une éternité, peut-être que des jouets ont poussé dedans, personne ne le sait et il vaut mieux ne pas trop se pencher sur la question. Alors ce n'est peut-être pas très sain de manger quelque chose qu'on pourrait classer dans les antiquités, mais après le paquet de Thé (les gâteaux) vieux de dix ans on est immunisé. Bref, le chocolat chaud, c'est l'horreur. Déjà, il faut le choper au bon moment, le salopard, sinon la poudre retombe au fond et le lait reste en haut, et il n'est plus blanc du joli blanc, il est blanc moche comme les murs entre lesquels vit Anastasia, qui auraient bien besoin d'une couche de peinture. Et le Nesquik vieux de dix ans, justement, ça a un peu goût de peinture, ou de plâtre, ou des deux à la fois, c'est un peu farineux, pour résumer la texture qu'on imaginerait à tout ce qui est susceptible de redécorer des murs. Hmm, miam miam. Je vous vois, vous êtes alléchés — reprenez cette fourchette et retirez-moi cet air de dégoût de votre visage.

Si elle devait faire le bilan de sa vie maintenant, ce ne serait pas bien passionnant. On pourrait la résumer en ce problème intense et fascinant du chocolat en poudre que je viens de passer vingt lignes à raconter. Non, sérieusement. Lundgreen, tout le monde à Omois connaît ce nom. C'est celui de la famille où tout le monde fait un métier passionnant et qui te remplit les poches d'argent en approximativement une virgule trente-quatre secondes. La mère est actrice, le père réalisateur, le cousin chanteur, et je vous passe les détails.

Et puis il a la petite Jagger Anastasia Lundgreen, et quand je vous dit que personne ne la connaît c'est limite si elle est pas clandestine. Sa mère a cru faire le bon choix en la cachant aux paparazzi. Tu parles. Si Ana ne lui parle plus, il y a bien une raison. C'est qu'elle voulait devenir célèbre. S'habiller dans des robes avec un décolleté pas portable en public, voir les journalistes arriver comme un troupeau d'éléphants pour vous couvrir de compliments et d'offrandes, mais sûrement pas du Nesquik, non. En tout cas, dans ses rêves, ça ressemble à ça. Et au lieu de cette vie qu'elle croit absolument fantastique, elle habite un petit appart' de cinquante-trois mètres carrés au sixième étage d'un HLM de banlieue. Ça fait rêver. Heureusement, Cendrillon n'est pas dépourvue d'espoirs et d'ambitions. Faire la couverture de Closer au bras de son petit ami absolument canon mais, problème, qu'elle ne connaît pas encore. Forcément, elle le rencontrera dans une soirée au palais d'Omois, une coupe de champagne super-bon-super-cher entre les doigts et s'esclaffant d'un rire cristallin. Là, elle s'avancera vers lui, au ralenti, alors que les violons jouent une valse romantique, il se retournera vers elle et la verra, dans une robe dorée sexy-mais-pas-vulgaire, qui se reflètera dans ses grands yeux turquoise. Il tendra sa main droite, très important, et l'invitera à danser. Elle acceptera timidement, alors que tous les autres invités s'écartaient pour leur laisser de la place. A la fin de la danse, il se penchera vers elle et l'embrassera sur les lèvres, pour sept secondes précisément. Deux jours plus tard, ils seront mariés et auront deux enfants parfaits, qu'ils élèveront dans un palace avec dix piscines, vingts-sept chambres et deux chats, un roux avec une tache blanche sous le museau et un noir, entièrement noir.

Pour y arriver, tous les moyens sont permis. Le chant, certes elle chante comme une casserole mais avec les technologies d'aujourd'hui c'est en général celui qui chante le plus faux qui vend le plus de disques. Le cinéma ou le théâtre, tu parles, déjà pour baratiner la vendeuse de la caisse moins de dix articles quand on en a onze c'est mission impossible alors peut-être ne pas trop compter dessus non plus. La télé-réalité, autant essayer le reste d'abord et ne pas tomber trop bas dès le départ, dans le même registre on a coucher avec une star, sauf que dans sa banlieue d'Omois ça pousse pas sur les arbres. Bref, elle a encore le temps d'anticiper. Peut-être qu'un jour, finalement, son prince charmant elle lui rentrera dedans au rayon surgelés, dans un moment de distraction, tout en songeant à quel produit sacrifier pour pouvoir passer à la caisse moins de dix articles.