La septième saison de l’Autre monde portait bien son nom : il pleuvait des cordes depuis des jours. Les chemins étaient devenus de la boue inutilisable pour les charrettes, et péniblement praticable pour les marcheurs. Les auberges isolées se transformaient en Arche de Noé pour les voyageurs surpris par l’averse durant leur périple, à plus grande joie des taverniers, qui se voyaient contraint de refuser des hôtes, faute de place. Il arrivait même que certains logent leurs clients dans la salle principale ou dans les écuries, pour un prix raisonnable.
Mais d’autres étaient plus méfiant – comme Harold. C’était un vieil homme, pas très grand, gras, et qui n’avait jamais eu confiance en personne, pas même en sa femme. C’est pourquoi il refusait toujours catégoriquement de loger ailleurs que dans des chambres, par crainte que dans la nuit, on vienne dérober sa nourriture ou son argent. Au premier étage, il occupait la première porte à gauche. Ainsi, quiconque marchait dans le couloir en direction de l’escalier le réveillait immédiatement. Mais, faire dormir des voyageurs au rez-de-chaussée, c’eut été exposé toute sa fortune à la première canaille venu. C’est pourquoi, quand Sybille entendit qu’il n’y avait plus de place à l’étage et écrivit en réponse qu’elle pouvait dormir dans l’écurie, il fut pris d’une rage folle, croyant avoir affaire à une odieuse perfidie, et la chassa de son auberge sans autre forme de procès.
En tant que Diseuse de Vérité, Sybille ne craignait pas de marcher sous la pluie ou de dormir dans la boue. Mais elle redoutait les gloutons étrangleurs, qui, paraissait-il, était nombreux aux abords du fleuve Tange. Elle ne pensait pas n’avoir nul part où s’abriter, et avait manqué de prudence.
Par précaution, elle s’éloigna du fleuve autant qu’elle put, et s’installa dans un arbre, en espérant qu’aucune créature dangereuse ne l’atteindrait. La vision du matin où une ballorchidée s’était accrochée à sa nuque lui revint. La sensation de morsure glacée l’avait réveillé, et dès qu’elle avait compris la situation elle s’était débarrassée de la plante. La jeune fille se souvint de façon très précise le sentiment de terreur qu’elle avait éprouvé quand elle avait sentie qu’elle mourait petit à petit, sans pouvoir bouger, encombrer dans les restes de sa torpeur et par les racines de la ballorchidée, qui lui enserrait les bras.
Il aurait fallu que quelqu’un soit là pour la protéger. Mais Shrank, son gnome bleu, était mort, et ces temps-ci, les petits oiseaux se trouvaient les plus prompts à l’accompagner, et faisaient de piètres défenseurs. Mais ce n’était après tout qu’une nuit à passer, et la diseuse de vérité n’avait aperçu aucune créature dangereuse durant la journée. Finalement, elle parvint à s’endormir, malgré l’inquiétude persistante.
Les piaillements des oiseaux installés sur sa tête la réveilla en sursaut. Au début, Sybille n’en comprit pas la raison, jusqu’à ce qu’elle penche sa tête vers le sol. Des gloutons étrangleurs grimpaient lentement mais surement vers le faîte de l’arbre, et seraient bientôt arrivé. Leurs yeux jaunes grands ouverts la fixait. Les piaillements redoublèrent d’intensité, en vain. Personne ne pourrait entendre quoique ce soit d’ici : l’auberge se trouvait trop loin, et quand bien même, ce n’est pas des cris d’animaux qui les alerteraient. Heureusement, la pluie rendait la surface de l’écorce plus glissante, et ralentissait la montée des gloutons. Sybille sortit de son sac sa dague, mais sans grand espoir de survie : les gloutons étaient presque parvenu à l’endroit où elle se trouvait, et y parviendraient en même temps.